« Une transition vers l’agroécologie à valoriser »

« Une transition vers l’agroécologie à valoriser »

Dans l’un de ses chantiers, le labo de l’ESS (économie sociale et solidaire) s’intéresse à l’agriculture et à l’alimentation durables. Ce think tank (laboratoire d’idées) travaille actuellement sur des pistes autour de la lutte contre la précarité alimentaire et de l’accès pour tous à une alimentation de qualité.

Pouvez-vous nous présenter le labo de l’ESS ?
Dominique Picard : L’idée est de partir des initiatives innovantes du terrain mises en place par les acteurs1 de l’ESS. Au sein du laboratoire, nous réunissons des personnes-ressources pour travailler sur des thématiques structurantes que nous avons identifiées. Notre objectif est d’essayer de construire des solutions face à des problématiques pour répondre aux enjeux économiques, sociaux et écologiques. Nous réfléchissons aussi à la manière de faciliter l’essaimage des bonnes pratiques – ou plutôt des conditions à réunir pour aller plus loin – sans être dans la reproduction. Nous avons également des fonctions de sensibilisation et de proposition auprès des décideurs publics (collectivités territoriales, ministères…). Depuis sa naissance en 2010, le labo de l’ESS travaille sur une dizaine de chantiers. Celui de l’agriculture et de l’alimentation
durables (AAD) a commencé en 2018.

Pouvez-vous nous présenter ce chantier que vous présidez ?
D. P. : Il est très ancré dans les territoires et vise à promouvoir la transition agroécologique, avec le pari de la coopération entre les acteurs. On s’aperçoit que lorsque l’on parle d’AAD, il faut réfléchir de manière systémique avec l’ensemble des acteurs de la chaîne. Lors de notre premier séminaire, en mars 2018, notre objectif était de faire émerger des thématiques. Nous avons réuni une cinquantaine de personnes aux points de vue différents sur l’AAD : des acteurs de la recherche, de l’insertion par l’activité économique, du commerce équitable, mais aussi des associations d’horizons divers, des structures économiques (PTCE², supermarché coopératif…), des représentants du monde agricole… Nous avons identifié quatre blocs de travail sur lesquels il était intéressant de continuer la réflexion. Nous les avons ensuite exposés lors de notre colloque de novembre 2018. Dans l’axe « repérer les leviers territoriaux de la transition/du changement », plusieurs pistes sont étudiées dont la lutte contre la précarité alimentaire.

Sur le sujet de la précarité alimentaire justement, de quelles manières procède le groupe de travail sur l’AAD ?
D. P. : Nous repérons les initiatives qui nous paraissent intéressantes et qu’il est nécessaire d’approfondir en allant sur le terrain. Par ailleurs, nous suivons différents travaux de recherche comme ceux de Solagro, de l’Inra, ou des expérimentations comme le projet Accessible mené par le réseau Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural), ainsi que des acteurs qui facilitent le don alimentaire et qui luttent contre le gaspillage tels que HopHopFood. La question de la précarité est majeure, elle engendre des difficultés multiples. Bien sûr, le côté financier est conséquent, mais il n’y a pas que ça. Il existe également des aspects socioculturels
qui renvoient notamment à la question des habitudes alimentaires. Alors que les populations en précarité aspirent à manger davantage de viande, nous savons maintenant qu’il faudrait en manger moins, au profit des protéines végétales que l’on ne sait pas forcément cuisiner. Cela nécessite un nouvel apprentissage, une autre façon de consommer et de cuisiner, à partir des savoir-faire existants et pouvant être valorisant et valorisé. Ce changement de comportement doit se faire dans le respect, sans culpabiliser. La cantine scolaire pourrait, par exemple, devenir un lieu de sensibilisation
auprès des enfants.

Nous souhaitons également montrer qu’avec un budget constant, le panier de courses peut être différent mais tout aussi nourrissant. Par exemple, nous allons nous rendre dans le PTCE2 « la bio pour tous » dans les Hautes-Pyrénées, pour découvrir leurs actions.

Aussi, nous avons une réflexion autour de l’alimentation et des soutiens reçus par les personnes en situation de précarité, afin qu’elles ne voient pas comme seule issue l’aide alimentaire, sans bien sûr nier le rôle spécifique de ce dispositif. Nous avons observé avec attention l’expérimentation qui a été menée pendant un mois par le Centre communal d’action sociale (CCAS) de Grenoble venant en aide aux personnes les plus fragiles. Ce dernier a distribué une aide sociale sous la forme de cairn, la monnaie locale complémentaire de l’Isère. Le constat était le suivant : les personnes ayant bénéficié de cette aide sont allées dans les magasins qui l’acceptent et ont ainsi favorisé les circuits courts, tout en ayant accès à des produits locaux de qualité.

Le quatrième axe de votre travail porte sur la reconnaissance et sur la mesure des impacts environnementaux et sociaux. En quoi cela consiste-t-il ?
D. P. : Nous avons fait émerger la question de l’évaluation des services sociaux et environnementaux rendus par les acteurs de l’agriculture. C’est une piste. Au-delà de la production, l’agriculture et l’alimentation sont en effet porteuses d’autres valeurs. L’agriculteur ne produit pas une marchandise comme une autre, il est aussi un protecteur de la nature, un acteur du vivant. Cela suppose qu’un changement du type d’agriculture est nécessaire, qu’il faut se diriger davantage vers l’agroécologie qui est respectueuse de la terre et de la biodiversité. Ce bouleversement demande à se réinterroger, à se former. D’ailleurs, les compétences en agroécologie, comme en permaculture, sont très pointues.

Pour que cette transition puisse être possible, il faut aussi valoriser les changements réalisés par les agriculteurs. Par exemple, la collectivité Eau du bassin rennais est allée à la rencontre des agriculteurs en amont des sources et les a incités à ne plus utiliser de produits phytosanitaires pour préserver la qualité de l’eau. En échange, les collectivités locales s’engagent à acheter leurs produits.

Selon nous, l’évaluation de l’impact de ces gestes est primordiale, elle permettrait d’inciter à faire mieux.

Cela devrait également se traduire par l’octroi de financements spécifiques et induire, par exemple, une autre façon de faire de la comptabilité. Il existe notamment la triple comptabilité du système Care (capitaux financiers, naturels et humains), qui prend en compte les impacts environnementaux et sociaux.

Quelle suite allez-vous donner à votre travail sur l’AAD ?
D. P. : Le chantier est vaste autour des quatre axes que nous avons identifiés l’année dernière. Pour le moment, nous nous concentrons sur notre étude action autour de la précarité alimentaire. Dans le cadre de notre prochain séminaire, qui se tiendra en février 2020, nous allons voir comment les acteurs de l’ESS peuvent s’emparer de cette question. Dans un deuxième temps, des expérimentations pourront être menées dans les territoires qui auraient envie de s’engager résolument sur ce sujet. Sur les problématiques de l’agriculture et de l’alimentation durables, les acteurs de l’ESS ont un rôle important à jouer.

—— Propos recueillis par Caroline EVEN
(1) Exemples : coopératives, mutuelles, associations, fondations…
(2) Pôle territorial de coopération économique.