Le télétravail va-t-il devenir la norme ?

Le télétravail va-t-il devenir la norme ?

La crise sanitaire actuelle a contraint les entreprises à généraliser le travail à distance. Tirant des enseignements de cette expérience inédite, certaines devraient prolonger la pratique dans la durée. Un exercice périlleux s’il n’est pas suffisamment encadré.

La crise du Covid-19 va-t-elle accélérer le recours au télétravail ? Ce qui était jusqu’alors l’exception peut-il devenir la norme ? Selon le ministère du Travail, sept millions de Français ont basculé du jour au lendemain dans le monde du télétravail. Soit un quart de la population active. Alors qu’un tiers des employeurs n’était pas favorable à cette pratique avant la pandémie, plus de 90 % d’entre eux ont dû la mettre en place mi-mars. Ce qui était inimaginable hier a donc eu lieu. Tous les verrous organisationnels, managériaux et sécuritaires avancés depuis des décennies pour ne pas recourir au télétravail ont sauté. En faisant preuve de résilience, les organisations ont montré qu’il était possible de collaborer à distance, y compris dans des secteurs jugés incompatibles comme celui de l’industrie. Et la majorité de ces entreprises nouvellement converties devraient suivre les consignes du Gouvernement en poursuivant l’expérience au moins jusqu’en septembre prochain.

De leur côté, la majorité des néotélétravailleurs applaudissent. Selon une étude Odoxa pour Challenges, France Info et France Bleu, les trois quarts des Français souhaitent que le télétravail se développe davantage à l’avenir. Au regard des enseignements tirés de la période, un retour au 100 % présentiel semble, de fait, peu crédible. À l’inverse, une généralisation excessive du télétravail présenterait des risques pour la cohésion des organisations (lire notre interview ci-dessous).

Facteur multiplicateur des inégalités face au travail

Si le recours massif au télétravail a permis de faire des bonds de géant dans l’acculturation au numérique ou dans l’autonomisation des salariés, il a aussi distendu le lien social. Pour rompre ce sentiment d’isolement, les employés et leurs managers ont tenté de reproduire en visioconférence les échanges informels de la machine à café. Le télétravail génère aussi du stress et de la fatigue quand il s’agit d’enchaîner les réunions virtuelles. L’impact sur la productivité peut se faire sentir avec un niveau de concentration moins élevé, un essoufflement plus rapide. Les managers ont donc appris à organiser des réunions plus courtes, plus structurées dans l’ordre du jour et dans la prise de parole. De même, ils ont dû veiller à l’état de santé physique et mentale de leurs équipes et déceler les salariés pris dans le surinvestissement au travail.

Par ailleurs, la crise du Covid-19 a joué comme un prisme agrandissant des inégalités face au télétravail. La période a pu être vécue comme une parenthèse enchantée pour des cadres bien équipés et rompus à l’exercice. D’autres salariés n’ont pas vécu le travail à domicile dans les meilleures conditions et s’impatientent de revenir au bureau.

De son côté, l’employeur est attendu au tournant et devra encadrer davantage le télétravail à travers une charte de bonnes pratiques et un accord d’entreprise. Des voix se font déjà entendre pour évoquer la prise en charge des dépenses personnelles liées au télétravail, comme un abonnement Internet, l’électricité voire une partie du loyer. L’entreprise devra aussi revoir sa stratégie immobilière. La crise a montré qu’elle pouvait à la fois réduire les mètres carrés et son empreinte carbone en limitant les temps des transports et les déplacements professionnels. Lieu fédérateur du collectif, le siège social serait maintenu, tandis que des collaborateurs pourraient se retrouver ponctuellement dans des espaces de coworking.

—— Xavier BISEUL (Tribune Verte 2938)

Avis d’expert : « LA GÉNÉRALISATION DU TÉLÉTRAVAIL MENACE LES ORGANISATIONS D’ÉCLATEMENT »

Vincent Chevrier, manager chez Tenzing Conseil

Pensez-vous que la généralisation du télétravail va perdurer ?
À court terme, oui, et tout particulièrement dans le tertiaire. Certains salariés ne retrouveront pas le chemin du bureau avant septembre. À moyen terme, la généralisation du télétravail pose davantage de questions. Elle menace d’éclatement les organisations en remettant en question l’utilité de l’entreprise en tant que lieu physique. Pourquoi devrait-on de nouveau prendre les transports pour se rendre au bureau ? L’intérêt d’un espace de travail collectif doit être légitimé et susciter à nouveau le sentiment d’appartenance.

Quels enseignements peut-on déjà tirer de la crise ?
Elle a révélé plusieurs fractures, sociale, numérique et managériale. En temps ordinaire, tout le monde arrive le matin à peu près à la même heure au bureau. Les salariés sont sur un pied d’égalité. Le confinement a fait voler en éclats cette unité de temps et de lieu, et les employés ont vécu des situations très différentes. Certains télétravaillaient en mode dégradé dans de petits appartements avec parfois des enfants en bas âge, tandis que d’autres étaient confinés dans leur maison de campagne. Sans oublier les personnes non éligibles au télétravail qui ont dû continuer à venir au front, la peur au ventre.

Par ailleurs, les individus n’ont pas tous le même rapport au télétravail. Avec la porosité entre la sphère professionnelle et la sphère personnelle qu’il introduit, des salariés ont explosé leur compteur d’heures. Le présentéisme, qui consiste à être présent au bureau mais pour ne rien faire, ne peut exister en télétravail. Le travail à distance peut être aussi facteur d’isolement et de détresse psychologique.

Quelles seront les attentes des salariés en sortie de crise ?
Pour les entreprises qui n’ont aucun accord sur le télétravail, la demande sera forte de la part des salariés comme des syndicats d’encadrer la pratique, notamment en ce qui concerne la prise en charge de l’équipement et les conditions de travail. Les employeurs ne pourront pas non plus faire l’économie d’étudier des solutions de télétravail alternatives, comme les tiers lieux et les espaces de coworking. Des entreprises pourraient être tentées de profiter du recours accru au télétravail pour réduire leurs mètres carrés de bureaux comme certaines l’ont déjà fait en recourant au « flex office ». C’est un risque en matière de stratégie de marque employeur. Des locaux sympas et bien situés constituent un facteur d’attractivité dans la guerre des talents. À l’inverse, une entreprise qui ne pratique pas le télétravail prendrait le risque de rebuter les candidats.